ACTE I

Une terrasse près d’un palais.

Scène I

Jupiter. Mercure.

JUPITER.

Elle est là, cher Mercure !

MERCURE.

Où cela, Jupiter ?

JUPITER.

Tu vois la fenêtre éclairée, dont la brise remue le voile. Alcmène est là ! Ne bouge point. Dans quelques minutes, tu pourras peut-être voir passer son ombre.

MERCURE.

À moi cette ombre suffira. Mais je vous admire, Jupiter, quand vous aimez une mortelle, de renoncer à vos privilèges divins et de perdre une nuit au milieu de cactus et de ronces pour apercevoir l’ombre d’Alcmène, alors que de vos yeux habituels vous pourriez si facilement percer les murs de sa chambre, pour ne point parler de son linge.

JUPITER.

Et toucher son corps de mains invisibles pour elle, et l’enlacer d’une étreinte qu’elle ne sentirait pas !

MERCURE.

Le vent aime ainsi, et il n’en est pas moins, autant que vous, un des principes de la fécondité.

JUPITER.

Tu ne connais rien à l’amour terrestre, Mercure !

MERCURE.

Vous m’obligez trop souvent à prendre figure d’homme pour l’ignorer. À votre suite, parfois j’aime une femme. Mais, pour l’aborder, il faut lui plaire, puis la déshabiller, la rhabiller ; puis, pour obtenir de la quitter, lui déplaire… C’est tout un métier…

JUPITER.

J’ai peur que tu n’ignores les rites de l’amour humain. Ils sont rigoureux ; de leur observation seule naît le plaisir.

MERCURE.

Je connais ces rites.

JUPITER.

Tu la suis d’abord, la mortelle, d’un pas étoffé et égal aux siens, de façon à ce que tes jambes se déplacent du même écart, d’où naît dans la base du corps le même appel et le même rythme ?

MERCURE.

Forcément, c’est la première règle.

JUPITER.

Puis, bondissant, de la main gauche tu presses sa gorge, où siègent à la fois les vertus et la défaillance, de la main droite tu caches ses yeux, afin que les paupières, parcelle la plus sensible de la peau féminine, devinent à la chaleur et aux lignes de la paume ton désir d’abord, puis ton destin et ta future et douloureuse mort, – car il faut un peu de pitié pour achever la femme ?

MERCURE.

Deuxième prescription ; je la sais par cœur.

JUPITER.

Enfin, ainsi conquise, tu délies sa ceinture, tu l’étends, avec ou sans coussin sous la tête, suivant la teneur plus ou moins riche de son sang ?

MERCURE.

Je n’ai pas le choix ; c’est la troisième et dernière règle.

JUPITER.

Et ensuite, que fais-tu ? Qu’éprouves-tu ?

MERCURE.

Ensuite ? Ce que j’éprouve ? Vraiment rien de particulier, tout à fait comme avec Vénus !

JUPITER.

Alors pourquoi viens-tu sur la terre ?

MERCURE.

Comme un vrai humain, par laisser aller. Avec sa dense atmosphère et ses gazons, c’est la planète où il est le plus doux d’atterrir et de séjourner, bien qu’évidemment ses métaux, ses essences, ses êtres sentent fort, et que ce soit le seul astre qui ait l’odeur d’un fauve.

JUPITER.

Regarde le rideau ! Regarde vite !

MERCURE.

Je vois. C’est son ombre.

JUPITER.

Non. Pas encore. C’est d’elle ce que ce tissu peut prendre de plus irréel, de plus impalpable. C’est l’ombre de son ombre !

MERCURE.

Tiens, la silhouette se coupe en deux ! C’était deux personnes enlacées ! Ce n’était pas du fils de Jupiter que cette ombre était grosse, mais simplement de son mari ! Car c’est lui, du moins je l’espère pour vous, ce géant qui s’approche et qui l’embrasse encore !

JUPITER.

Oui, c’est Amphitryon, son seul amour.

MERCURE.

Je comprends pourquoi vous renoncez à votre vue divine, Jupiter. Voir l’ombre du mari accoler l’ombre de sa femme est évidemment moins pénible que de suivre leur jeu en chair et en couleur !

JUPITER.

Elle est là, cher Mercure, enjouée, amoureuse.

MERCURE.

Et docile, à ce qu’il paraît.

JUPITER.

Et ardente.

MERCURE.

Et comblée, je vous le parie.

JUPITER.

Et fidèle.

MERCURE.

Fidèle au mari, ou fidèle à soi-même, c’est là la question.

JUPITER.

L’ombre a disparu. Alcmène s’étend sans doute, dans sa langueur, pour s’abandonner au chant de ces trop heureux rossignols !

MERCURE.

N’égarez pas votre jalousie sur ces oiseaux, Jupiter. Vous savez parfaitement le rôle désintéressé qu’ils jouent dans l’amour des femmes. Pour plaire à celles-là, vous vous êtes déguisé parfois en taureau, jamais en rossignol. Non, non, tout le danger réside dans la présence du mari de cette belle blonde !

JUPITER.

Comment sais-tu qu’elle est blonde ?

MERCURE.

Elle est blonde et rose, toujours rehaussée au visage par du soleil, à la gorge par de l’aurore, et là où il le faut par toute la nuit.

JUPITER.

Tu inventes, ou tu l’as épiée ?

MERCURE.

Tout à l’heure, pendant son bain, j’ai simplement repris une minute mes prunelles de dieu… Ne vous fâchez pas. Me voici myope à nouveau.

JUPITER.

Tu mens ! Je le devine à ton visage. Tu la vois ! Il est un reflet, même sur le visage d’un dieu, que donne seulement la phosphorescence d’une femme. Je t’en supplie ! Que fait-elle ?

MERCURE.

Je la vois, en effet…

JUPITER.

Elle est seule ?

MERCURE.

Elle est penchée sur Amphitryon étendu. Elle soupèse sa tête en riant. Elle la baise, puis la laisse retomber, tant ce baiser l’a alourdie ! La voilà de face. Tiens, je m’étais trompé ! Elle est toute, toute blonde.

JUPITER.

Et le mari ?

MERCURE.

Brun, tout brun, la pointe des seins abricot.

JUPITER.

Je te demande ce qu’il fait.

MERCURE.

Il la flatte de la main, ainsi qu’on flatte un jeune cheval… C’est un cavalier célèbre d’ailleurs.

JUPITER.

Et Alcmène ?

MERCURE.

Elle a fui, à grandes enjambées. Elle a pris un pot d’or, et, revenant à la dérobée, se prépare à verser sur la tête du mari une eau fraîche… Vous pouvez la rendre glaciale, si vous voulez.

JUPITER.

Pour qu’il s’énerve, certes non !

MERCURE.

Ou bouillante.

JUPITER.

Il me semblerait ébouillanter Alcmène, tant l’amour d’une épouse sait faire de l’époux une part d’elle-même.

MERCURE.

Mais enfin que comptez-vous faire avec la part d’Alcmène qui n’est pas Amphitryon ?

JUPITER.

L’étreindre, la féconder !

MERCURE.

Mais par quelle entreprise ? La principale difficulté, avec les femmes honnêtes, n’est pas de les séduire, c’est de les amener dans des endroits clos. Leur vertu est faite des portes entr’ouvertes.

JUPITER.

Quel est ton plan ?

MERCURE.

Plan humain ou plan divin ?

JUPITER.

Et quelle serait la différence ?

MERCURE.

Plan divin : l’élever jusqu’à nous, l’étendre sur des nuées, lui laisser reprendre, après quelques instants, lourde d’un héros, sa pesanteur.

JUPITER.

Je manquerais ainsi le plus beau moment de l’amour d’une femme.

MERCURE.

Il y en a plusieurs ? Lequel ?

JUPITER.

Le consentement.

MERCURE.

Alors prenez le moyen humain : entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre.

JUPITER.

Elle n’aime que son mari.

MERCURE.

Empruntez la forme du mari.

JUPITER.

Il est toujours là. Il ne bouge plus du palais. Il n’y a pas plus casanier, si ce n’est les tigres, que les conquérants au repos !

MERCURE.

Éloignez-le. Il est une recette pour éloigner les conquérants de leur maison.

JUPITER.

La guerre ?

MERCURE.

Faites déclarer la guerre à Thèbes.

JUPITER.

Thèbes est en paix avec tous ses ennemis.

MERCURE.

Faites-lui déclarer la guerre par un pays ami… Ce sont des services qui se rendent, entre voisins… Ne vous faites pas d’illusion… Nous sommes des dieux… Devant nous l’aventure humaine se cabre et se stylise. Le sort exige beaucoup plus de nous sur la terre que des hommes… Il nous faut au moins amonceler par milliers les miracles et les prodiges, pour obtenir d’Alcmène la minute que le plus maladroit des amants mortels obtient par des grimaces… Faites surgir un homme d’armes qui annonce la guerre… Lancez aussitôt Amphitryon à la tête de ses armées, prenez sa forme, et prêtez-moi, dès son départ, l’apparence de Sosie pour que j’annonce discrètement à Alcmène qu’Amphitryon feint de partir, mais reviendra passer la nuit au palais… Vous voyez. On nous dérange déjà. Cachons-nous… Non, ne faites pas de nuée spéciale, Jupiter ! Ici-bas nous avons, pour nous rendre invisibles aux créanciers, aux jaloux, même aux soucis, cette grande entreprise démocratique, – la seule réussie, d’ailleurs, – qui s’appelle la nuit.

Scène II

Sosie. Le Trompette. Le Guerrier.

SOSIE.

C’est toi, le trompette de jour ?

LE TROMPETTE.

Si j’ose dire, oui. Et toi, qui es-tu ? Tu ressembles à quelqu’un que je connais.

SOSIE.

Cela m’étonnerait, je suis Sosie. Qu’attends-tu ? Sonne !

LE TROMPETTE.

Que dit-elle, votre proclamation ?

SOSIE.

Tu vas l’entendre.

LE TROMPETTE.

C’est pour un objet perdu ?

SOSIE.

Pour un objet retrouvé. Sonne, te dis-je !

LE TROMPETTE.

Tu ne penses pas que je vais sonner sans savoir de quoi il s’agit ?

SOSIE.

Tu n’as pas le choix, tu n’as qu’une note à ta trompette.

LE TROMPETTE.

Je n’ai qu’une note à ma trompette, mais je suis compositeur d’hymnes.

SOSIE.

D’hymnes à une note ? Dépêche-toi. Orion paraît.

LE TROMPETTE.

Orion paraît, mais, si je suis célèbre parmi les trompettes à une note, c’est qu’avant de sonner, ma trompette à la bouche, j’imagine d’abord tout un développement musical et silencieux, dont ma note devient la conclusion. Cela lui donne une valeur inattendue.

SOSIE.

Hâte-toi, la ville s’endort.

LE TROMPETTE.

La ville s’endort, mais mes collègues, je te le répète, en enragent de jalousie. On m’a dit qu’aux écoles de trompette ils s’entraînent uniquement désormais à perfectionner la qualité de leur silence. Dis-moi donc de quel objet perdu il s’agit, pour que je compose mon air muet en conséquence.

SOSIE.

Il s’agit de la paix.

LE TROMPETTE.

De quelle paix ?

SOSIE.

De ce qu’on appelle la paix, de l’intervalle entre deux guerres ! Tous les soirs Amphitryon ordonne que je lise une proclamation aux Thébains. C’est un reste des habitudes de campagne. Il a remplacé l’ordre du jour par l’ordre de nuit. Sur les manières diverses de se protéger des insectes, des orages, du hoquet. Sur l’urbanisme, sur les dieux. Toutes sortes de conseils d’urgence. Ce soir, il leur parle de la paix.

LE TROMPETTE.

Je vois. Quelque chose de pathétique, de sublime ? Écoute.

SOSIE.

Non, de discret.

Le trompette porte la trompette à sa bouche, bat de la main une mesure légère, et enfin, sonne.

SOSIE.

À mon tour maintenant !

LE TROMPETTE.

C’est vers les auditeurs qu’on se tourne, quand on lit un discours, non vers l’auteur.

SOSIE.

Pas chez les hommes d’État. D’ailleurs là-bas ils dorment tous. Pas une seule lumière. Ta trompette n’a pas porté.

LE TROMPETTE.

S’ils ont entendu mon hymne muet, cela me suffit…

SOSIE.

Déclamant :

Ô Thébains ! Voici la seule proclamation que vous puissiez entendre dans vos lits, et sans qu’il soit besoin de vous tirer du sommeil ! Mon maître, le général Amphitryon, veut vous parler de la paix… Quoi de plus beau que la paix ? Quoi de plus beau qu’un général qui vous parle de la paix ? Quoi de plus beau qu’un général qui vous parle de la paix des armes dans la paix de la nuit ?

LE TROMPETTE.

Qu’un général ?

SOSIE.

Tais-toi.

LE TROMPETTE.

Deux généraux.

Dans le dos même de Sosie, gravissant degré par degré l’escalier qui mène à la terrasse, surgit et grandit un guerrier géant en armes.

SOSIE.

Dormez, Thébains ! Il est bon de dormir sur une patrie que n’éventrent point les tranchées de la guerre, sur des lois qui ne sont pas menacées, au milieu d’oiseaux, de chiens, de chats, de rats qui ne connaissent pas le goût de la chair humaine. Il est bon de porter son visage national, non pas comme un masque à effrayer ceux qui n’ont pas le même teint et le même poil, mais comme l’ovale le mieux fait pour exposer le rire et le sourire. Il est bon, au lieu de reprendre l’échelle des assauts, de monter vers le sommeil par l’escabeau des déjeuners, des dîners, des soupers, de pouvoir entretenir en soi sans scrupule la tendre guerre civile des ressentiments, des affections, des rêves !… Dormez ! Quelle plus belle panoplie que vos corps sans armes et tout nus, étendus sur le dos, bras écartés, chargés uniquement de leur nombril… Jamais nuit n’a été plus claire, plus parfumée, plus sûre… Dormez.

LE TROMPETTE.

Dormons.

Le guerrier gravit les derniers degrés et se rapproche.

SOSIE.

Tirant un rouleau et lisant :

Entre l’Ilissus et son affluent, nous avons fait un prisonnier, un chevreuil venu de Thrace… Entre le mont Olympe et le Taygète, par une opération habile, nous avons fait sortir des sillons un beau gazon, qui deviendra le blé, et lancé sur les seringas deux vagues entières d’abeilles. Sur les bords de la mer Égée, la vue des flots et des étoiles n’oppresse plus le cœur, et dans l’Archipel, nous avons capté mille signaux de temples à astres, d’arbres à maisons, d’animaux à hommes, que nos sages vont s’occuper des siècles à déchiffrer… Des siècles de paix nous menacent !… Maudite soit la guerre !…

Le guerrier est derrière Sosie.

LE GUERRIER.

Tu dis ?

SOSIE.

Je dis ce que j’ai à dire : maudite soit la guerre !

LE GUERRIER.

Tu sais à qui tu le dis ?

SOSIE.

Non.

LE GUERRIER.

À un guerrier !

SOSIE.

Il y a différentes sortes de guerre !

LE GUERRIER.

Pas de guerriers… Où est ton maître ?

SOSIE.

Dans cette chambre, la seule éclairée.

LE GUERRIER.

Le brave général ! Il étudie ses plans de bataille ?

SOSIE.

Sans aucun doute. Il les lisse, il les caresse.

LE GUERRIER.

Quel grand stratège…

SOSIE.

Il les étend près de lui, à eux colle sa bouche.

LE GUERRIER.

C’est la nouvelle théorie. Porte-lui ce message à l’instant ! Qu’il s’habille ! Qu’il se hâte ! Ses armes sont en état ?

SOSIE.

Un peu rouillées, accrochées du moins à des clous neufs.

LE GUERRIER.

Qu’as-tu à hésiter ?

SOSIE.

Ne peux-tu attendre demain ? Jusqu’à ses chevaux se sont couchés, ce soir. Ils se sont étendus sur le flanc, comme des humains, si grande est la paix. Les chiens de garde ronflent au fond de la niche, sur laquelle perche un hibou.

LE GUERRIER.

Les animaux ont tort de se confier à la paix humaine !

SOSIE.

Écoute ! De la campagne, de la mer résonne partout ce murmure que les vieillards appellent l’écho de la paix.

LE GUERRIER.

C’est dans ces moments-là qu’éclate la guerre !

FIN DE L’EXTRAIT

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